Communauté genevoise d’action syndicale

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CRIMINALISATION DES LUTTES SOCIALES

Epilogue du procès de la « balle traçante »

vendredi 7 octobre 2011 par Claude REYMOND

En Suisse romande, sur fond de montée de la répression contre les luttes sociales, le procès à rebondissement dit de la « balle traçante » tirée en 2003 par la police genevoise contre l’ancienne secrétaire centrale de comedia Denise Chervet connaît son épilogue. Selon une convention signée mi-juillet, l’Etat de Genève verse à Denise Chervet 10 000 francs d’indemnité à titre de tort moral et 50 643 francs de frais de défense.

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Le 29 mars 2003, à deux mois de la tenue du sommet du G8 d’Evian, les forces antiémeutes ont agressé, en gare de Genève, des manifestant·e·s après la manif contre l’OMC. Après avoir débarqué massivement sur les quais, la police avait procédé à des interpellations violentes, frappant de nombreuses personnes voulant prendre le train pour Lausanne. Denise Chervet, alors secrétaire centrale de comedia, s’était exprimée avec véhémence contre la violence de la police qui maintenait une jeune fille au sol et avait matraqué son propre fils le jetant en bas des escaliers (cf. m-magazine, N° 6, 2003 et N° 11, 2007).

MARQUER LES MANIFESTANT·E·S

Un policier avait alors tiré à deux reprises sur elle, à la hanche puis à la tempe avec un fusil FN 303 à balle marquante, une arme plus proche du taser que du paintball. Ce second tir lui avait fracturé l’arcade zygomatique. De nombreux fragments du projectile contenant du bismuth n’ont pu être retirés. Niant dans un premier temps avoir fait usage de toute arme et évoquant même la possibilité d’un « tir ami » d’autres manifestants, la police dut finalement avouer. Cinq jours après les faits, la conseillère d’Etat en charge de la justice et police a reconnu dans une lettre la responsabilité civile de l’Etat de Genève. Cela a conduit à la démission du chef de la police et à une crise politique grave. L’utilisation du fusil marqueur alors en phase de test a été abandonnée dans pratiquement tous les cantons.

NE PAS SE LAISSER INTIMIDER

Pour Denise Chervet, soutenue par comedia, il s’en est suivi une longue procédure judiciaire pour obtenir justice suite à cette violence policière. Il s’agissait aussi pour elle de lutter pour le maintien d’un droit fondamental, celui de manifester et exprimer son opinion, sans être ni intimidé ni réprimé. Le numéro deux de la gendarmerie genevoise avait donné son feu vert à l’engagement de ce fusil sans connaître ni ses données techniques ni les résultats des tests balistiques. Il a été blanchi en février 2009 suite à une longue procédure, malgré sa manière « inexcusable » et « inacceptable » de procéder. Sans conséquences pour le tireur dont le procès avait débouché précédemment sur un non-lieu, le jugement de 2009 considérait néanmoins qu’il avait commis une erreur. Fait rarissime, le policier qui avait tabassé le fils de Denise avait par contre été condamné.

Après huit longues années, l’affaire connaît son épilogue avec une convention signée mi-juillet entre Denise Chervet et l’Etat de Genève. « Pour solde de tout compte et de toutes prétentions », ce dernier lui verse 10 000 francs d’indemnité à titre de tort moral et 50 643 francs de frais de défense pour syndicom. Depuis 2008, Denise est secrétaire centrale de l’Association suisse des employé·e·s de banque. Nous l’avons jointe par téléphone pour recueillir ses réactions.

syndicom, le journal : Quel sens donnes-tu à cette convention ?

Denise Chervet : Je suis très contente que les frais d’avocat aient été remboursés. comedia, aujourd’hui syndicom, a payé sans sourciller des montants importants. De ce côté-là, justice a été faite. De mon côté, je vais utiliser les 10 000 francs pour remercier les organisations qui m’ont soutenue, notamment Amnesty International qui a mentionné deux fois cette affaire dans ses rapports annuels. Justice n’a pas été rendue car la police n’a pas été reconnue coupable. Avec des coûts de 50 000 francs, si je n’avais pas eu une protection juridique, je n’aurais jamais pu me payer cette procédure. Tout le système juridique actuel devient un système de classe car on doit payer des avances. Et il y a toujours un risque qu’une partie ou la totalité des frais soient à notre charge. Et si faire respecter ses droits devient un luxe, c’est grave car tout le monde n’a pas cet argent. On peut donc bafouer nos droits sans grands risques.

Cette convention symbolise-t-elle donc un échec ?

Non je suis satisfaite. Je n’espérais pas beaucoup plus. L’Etat de Genève a assumé ici ses responsabilités. Mais j’ai eu la chance d’avoir une vidéo pour appuyer mes dires et le soutien du Matin pour relayer l’histoire, sinon je perdais. Par contre le système juridique n’a pas assumé et a toujours été du côté des policiers, depuis l’instruction jusqu’au tribunal – où j’ai été insultée sans réaction – et aux jugements. Il y a donc un problème d’indépendance de la justice par apport à la police.

Que retiens-tu de cette affaire ?

Manifester reste un droit nécessaire. D’autant plus maintenant. Mais j’ai été assez seule durant tout ce combat. Il y a là un vrai problème des mouvements de gauche. comedia m’a certes soutenue financièrement et quelques militants m’ont accompagnée lors des premiers procès, mais plus le temps passait et plus j’étais seule. Or ce n’était pas une partie de plaisir. On devrait plus soutenir les victimes de répression. La question financière est importante, mais le soutien moral et politique sur la durée l’est tout autant. Pour les personnes concernées mais aussi pour la cause.


COMMENTAIRE

De l’Etat social à l’Etat pénal

Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, le néolibéralisme triomphant – avec ses relais politiques – a dérégulé la surveillance de la finance et libéralisé le marché du travail. Il a introduit la flexibilité comme norme pour les salarié·e·s devenus jetables.

En Suisse, l’agenda ultralibéral des livres blancs du patronat des années 90 s’est traduit par une vague de libéralisations pour privatiser par morceaux les secteurs les plus rentables de l’Etat. Les associations patronales des arts graphiques et des médias n’ont cessé de vouloir vider de leur contenu ou carrément supprimer les conventions collectives.

Cette politique néolibérale se traduit par l’instauration de ce que le sociologue français Loïc Wacquant appelle « le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale ». On passe progressivement de l’Etat social à l’Etat pénal : « La misère de l’Etat social sur fond de dérégulation suscite et nécessite la grandeur de l’Etat pénal » nous dit Wacquant. Mais avec une justice qui sait rester très clémente pour les voyous de la finance.

Toutes celles et tous ceux qui veulent combattre cette logique capitaliste folle et avancer un autre modèle de société doivent pouvoir recourir à des actions, des manifestations ou des grèves. Le droit de manifester, droit démocratique fondamental par excellence, est une conquête historique des syndicats et des peuples. La plus grande vigilance et la plus grande détermination sont de mise pour combattre les dérives autoritaires, voire fascisantes, de la bourgeoisie pour museler et criminaliser les luttes sociales et discipliner les salarié·e·s.

N’oublions pas qu’aucun des droits fondamentaux, politiques et sociaux dont nous disposons n’a été conquis, établi et garanti autrement que par l’exercice, légal ou non, du droit de manifester. La Suisse pratique de plus en plus le délit d’opinion et consacre un dangereux recul des libertés publiques. Un front large est donc aujourd’hui indispensable pour faire échec à cette politique de criminalisation des luttes sociales.

Yves Sancey, rédacteur

Paru dans syndicom, le journal | n° 16 | 7 octobre 2011



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