Communauté genevoise d’action syndicale

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Exposé de Jean-Claude Prince à la Commission des Normes de l’OIT

la paix sociale se lézarde

mardi 13 juin 2006 par Claude REYMOND

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Exposé de Jean-Claude Prince

secrétaire central de l’Union syndicale suisse

à la Commission des Normes
de la 95e session de la Conférence internationale du Travail réunie à Genève le 8 juin 2006

SUISSE

Convention n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les délégués,

En préambule, j’aimerais souligner que, Membre fondateur de l’OIT, la Suisse, qui abrite le BIT, est un pays démocratique où règne l’Etat de droit. Il bénéficie de la paix sociale que syndicats et associations patronales ont assurée depuis plus de 60 ans.

Tous s’accordent à reconnaître que la Suisse a tiré un avantage concurrentiel évident de cette politique volontariste de concertation sociale qui, conduite en toute autonomie par les partenaires sociaux, sans immixtion de l’Etat, a contribué dans une très large mesure à la prospérité du pays. Mais si la Suisse est encore aujourd’hui l’un des pays les plus riches du monde, elle enregistre depuis quelques années une hausse importante de la pauvreté, qui s’accroît en particulier à un nombre toujours plus important de travailleuses et travailleurs en emploi.

En bref, l’édifice du partenariat social helvétique, longtemps qualifié de « berceau de la paix sociale », se lézarde dangereusement, dans l’indifférence du gouvernement et des organisations patronales, d’où l’intervention de ce jour.

Conduit de bonne foi, le dialogue social est susceptible de réaliser des progrès dans moult domaines, qui touchent la société en général ainsi le monde du travail et des entreprises en particulier. La Suisse vient d’en faire l’expérience avec la participation active des partenaires sociaux à l’élaboration des mesures dites d’accompagnement à l’introduction de la libre circulation des personnes dans le cadre des accords conclus avec l’Union européenne des 15, respectivement des 25 après son élargissement. Ils participent désormais, tant aux plans cantonal que fédéral, à la mise en œuvre de ces mesures qui sont destinées à combattre le dumping social et la sous-enchère salariale.

Si le dialogue social tripartite fonctionne, grâce à la participation des partenaires sociaux au sein d’une multitude de commissions d’experts appelées à donner leur avis aux gouvernements des cantons et de la Confédération sur toutes les questions de politique économique et sociale, le dialogue social bipartite connaît un déclin inquiétant dû aux mutations qui touchent les entreprises et le marché du travail.
En 1990, la couverture des conventions collectives de travail en vigueur en Suisse s’étendait à 50 % des emplois. Selon la dernière enquête effectuée l’Office fédéral de la statistique, elle n’atteignait plus que 36,7 % en 2003, selon la répartition suivante par secteurs :

-  7.2 % des emplois du secteur primaire
-  40.5 % des emplois de l’industrie
-  66.4 % des emplois du secteur de la construction
-  35.0 % des emplois des services

A noter que de grandes disparités existent entre les 26 cantons et demi-cantons qui composent notre pays, les cantons de Suisse centrale étant à la traîne tandis que Genève se trouve à la tête du peloton des bons élèves. L’éventail va de quelque 20 % à 90 %.

Avec 36,7 % des emplois couverts par conventions collectives, la Suisse n’arrive même pas à la moitié de la moyenne des 15 premiers Etats membres de l’Union européenne qui est de 78 % selon le Rapport « Changements dans le monde du travail » que M. le Directeur général présente à cette 95e session de la Conférence internationale du Travail.

La situation a donc radicalement changé comparativement à celle qui prévalait lorsque notre gouvernement proposait, dans son Message du 24 novembre 1982 au Parlement, la ratification de la convention n° 154 concernant la promotion de la négociation collective. Il écrivait alors que « ...le grand nombre de conventions collectives conclues à ce jour constituent le pilier central des relations de travail dans notre pays. »

Depuis plusieurs années, l’Union syndicale suisse attire l’attention du gouvernement sur les dangers que l’érosion des relations professionnelles fait courir à notre pays. De nombreuses interventions ont été faites à ce propos. Dans le cadre des consultations relatives à la soumission des rapports sur la mise en œuvre des conventions n° 98 et n° 154 de l’OIT. Et lors des séances de la Commission fédérale tripartite pour les affaires de l’OIT.

Nous avons proposé de faire appel à des experts du BIT pour qu’ils éclairent les représentants des partenaires sociaux et de l’Etat quant à l’interprétation de ces deux conventions, afin que des mesures puissent être envisagées pour enrayer l’hémorragie qui frappe les conventions collectives en Suisse. Il a été pris acte de nos interventions, sans suite aucune.

A de réitérées reprises, l’Union syndicale suisse a lancé un appel pour que le gouvernement s’engage, conformément à l’article 4 de la convention n° 98, à prendre des mesures pour « revitaliser » le dialogue social bipartite., encourager et promouvoir le développement et l’utilisation les plus larges de négociation collective entre les employeurs et les organisations d’employeurs, d’une part, et les organisations de travailleurs, d’autre part, en vue de régler par ce moyen les conditions d’emploi. Ces appels sont restés sans suite.

Le 14 septembre 2001, l’Union syndicale suisse proposait, qu’avec le concours des partenaires sociaux, des mesures concrètes soient prises pour encourager le dialogue social et la négociation collective. Les domaines suivants d’intervention étaient cités, à titre d’exemples :

-  introduction d’un enseignement des relations des relations professionnelles aux futurs acteurs de la négociation collective, tant dans les écoles professionnelles, d’ingénieurs et polytechniques qu’au plan universitaire ;

-  adaptation aux réalités de notre temps des législations relatives aux offices publics de conciliation qui ont pour base la loi fédérale sur les fabriques de 1914 ;

-  modification de la loi permettant d’étendre le champ d’application de la convention collective de travail de façon à rejoindre les standards européens en la matière ;

-  étude de la création de services de médiation auxquels pourraient recourir les partenaires sociaux pour des questions de relations de travail n’ayant pas directement trait à la rémunération ;

-  reconnaissance du droit de négociation après que la jurisprudence fédérale ait reconnu à un syndicat, par l’arrêt dit FTMH, le droit d’adhérer à une convention collective existante (ATF 113 II 37 = JT 1987 I 471) l’acte de négocier de bonne foi faisant partie des droits de l’Homme.

Aucune suite n’a été donnée à ces propositions.

Le cas de la Suisse et de la convention n° 98 a figuré pour la première fois en 2003 dans le Rapport de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations destiné à la Conférence internationale du Travail. Sans suite...

Le 1er juillet 2003, rappelant son attachement au principe de la négociation collective libre et volontaire, l’Union syndicale suisse soulignait qu’employeurs et syndicats devaient pouvoir conduire des pourparlers de bonne foi, au sens de la convention n° 154 qui stipule notamment, à son article 5, al. 2, que la négociation collective doit être rendue possible pour tous les employeurs et pour toutes les catégories de travailleurs, respectivement que la négociation collective ne soit pas entravée par suite de l’inexistence de règles régissant son bon déroulement ou de l’insuffisance ou du caractère inapproprié de ces règles.

Et l’Union syndicale suisse de faire référence à une décision de la Commission d’experts selon laquelle une exception au principe de la négociation libre et volontaire peut être admise lorsque des organisations de travailleurs engagent une procédure « en vue de la conclusion d’une première convention collective de travail. L’expérience montrant que la conclusion d’une première convention collective constitue souvent une des étapes les plus difficiles dans l’établissement de saines relations professionnelles, de telles dispositions peuvent être considérées comme des mécanismes et procédures visant à promouvoir la négociation collective (257 de la publication de 1994 du BIT intitulée « Liberté syndicale et négociation collective »).

Suite à la consultation consécutive à la résolution adoptée par la Conférence internationale du Travail de 2002, à propos du tripartisme et du dialogue social, l’Union syndicale suisse rappelait le 4 juillet 2003 au gouvernement que ce document soulignait la nécessité de construire un cadre législatif qui reconnaisse le rôle essentiel des partenaires sociaux afin d’établir des mécanismes durables de dialogue et de construction d’un consensus aptes à consolider la paix sociale fondée sur la libre négociation et la conciliation d’intérêts antagonistes. Au même titre que toutes les autres, cette proposition est restée lettre morte...

Le 29 octobre 2004, l’Union syndicale suisse revenait à charge en soulignant que le Rapport de l’Equipe spéciale sur les études par pays sur la mondialisation du BIT mentionnait à propos de la Suisse : « Côté employeurs, certaines multinationales et PME ont quitté leur association patronale et certaines entreprises, en particulier les PME, se désintéressent de ces organisations (interviews août 1998). La proportion des travailleurs couverts par convention collective est faible par rapport à plusieurs pays d’Europe de l’ouest. (...) Le système traditionnel suisse des relations professionnelles se trouve aujourd’hui placé devant le défi qui consiste à sauvegarder son très ancien engagement dans le dialogue social, le consensus et la paix sociale tout en s’adaptant à la mondialisation de l’économie. »

Constatant que le nombre des travailleurs dans les emplois à bas salaires semble être en augmentation en Suisse, les mêmes experts soulignaient que « de toute évidence, le dialogue social revêt une importance capitale pour trouver des solutions aux problèmes que connaissent les travailleurs, notamment ceux qui sont faiblement rémunérés et peu qualifiés. » Selon eux, avec l’affaiblissement des négociations collectives par la multiplication des contrats d’emploi individuels, les travailleurs non qualifiés et à bas salaires risquent « comme cela a été constaté dans d’autres pays, de se trouver pris au piège des emplois peu rémunérés et à faible productivité. Une telle situation pourrait avoir des conséquences néfastes non seulement sur le plan social, mais aussi en termes d’efficacité économique - car cette faible productivité entraîne un gaspillage des ressources économiques. »

Dans son Message au Parlement du 24 novembre 1982, le gouvernement affirmait que « la négociation collective, en Suisse, n’est pas entravée par suite de l’inexistence de règles régissant son déroulement ou de l’insuffisance ou du caractère inapproprié de ces règles. »

Se basant sur cette citation, l’Union syndicale suisse soulignera le 2 novembre 2004, à propos de la mise en œuvre de la convention n° 154, que « la pratique en vigueur [...] et la législation actuelle ne répondent plus aux exigences de la convention n° 154 et de la recommandation n° 163. Preuve en est la réduction de l’impact des conventions collectives de travail qui, selon le Rapport 2004 du Directeur général du BIT « S’organiser pour plus de justice sociale », ne couvrent plus que 37 % des emplois en Suisse. »

Force est de constater que, malgré tous les efforts que l’Union syndicale suisse a déployés pour attirer l’attention du gouvernement sur l’anomie qui frappe les relations professionnelles en Suisse, rien n’a été entrepris pour entamer un dialogue tripartite à ce sujet, au mépris de la notion de travail « décent » cher à l’OIT.

Plus est : les rapports soumis au BIT quant à la mise en œuvre de la convention n° 98 sont muets s’agissant des questions posées par la Commission d’experts aux chiffres I, II, III et IV, en particulier à propos des observations faites par ladite commission dès 2002. Le gouvernement se contente de renvoyer les instances de l’OIT à ses commentaires du 1er avril 2004 en réponse à la plainte
déposée par l’Union syndicale suisse auprès du Comité de la liberté syndicale à propos des licenciements antisyndicaux (cas n° 2265). Cela n’est pas conforme à l’article 22 de la Constitution de l’OIT.

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres de la Commission des normes,

Avec ce que nous venons d’exposer, nous vous laissons apprécier l’attitude du gouvernement suisse qui reste de marbre, comme sourd aux appels d’un nombre toujours croissant de travailleuses et de travailleurs que nous représentons et qui, privés de convention collective, subissent l’injustice que le Préambule de la Constitution de l’OIT veut combattre.

Le déclin de l’impact des négociations collectives touche à la fois les organisations syndicales et patronales. Nous déplorons que l’Union patronale suisse soit insensible à cette évolution dangereuse pour la stabilité et la cohésion sociales. Elle soutiendra, le 30 juillet 2003, l’immobilisme du gouvernement, au prétexte de son attachement au principe de la liberté contractuelle, et en particulier au caractère volontaire de la négociation qui implique l’autonomie des parties.

C’est là que le bât blesse et d’où provient, au sens de l’Union syndicale suisse, le grand malentendu qui conduit notre gouvernement à s’expliquer aujourd’hui par-devant cette Commission des normes : la liberté de négocier n’implique pas la liberté de ne pas négocier de bonne foi !

Pour preuve : la Déclaration de Philadelphie affirme, à son chiffre II, lettre e) : « la reconnaissance effective du droit de négociation collective et la coopération des employeurs et de la main-d’œuvre pour l’amélioration continue de l’organisation de la production, ainsi que la collaboration des travailleurs et des employeurs à l’élaboration et à l’application de la politique sociale et économique. »

L’OIT appelle par conséquent les Etats à bien plus qu’une simple abstention comme le prétendent le gouvernement et l’Union patronale suisse : non seulement il ne convient pas que la loi limite indûment l’autonomie des parties, mais il leur incombe de favoriser le dialogue social.

L’affaiblissement des relations professionnelles en Suisse provient d’un autre facteur que l’Union syndicale suisse a évoqué depuis plusieurs années, également dans le cadre de la soumission des rapports sur la mise en œuvre de la convention n° 98 et de la convention n° 154. Il s’agit de la mise à l’écart des syndicats par certains employeurs qui préfèrent négocier directement avec les représentants de leur personnel, ceci en violation non seulement de la loi sur le travail (art. 38, al. 2), mais aussi en contradiction avec les instruments de l’OIT qui n’autorisent la négociation collective avec les représentants des travailleurs intéressés qu’en l’absence d’organisations syndicales.

La possibilité que des représentants des travailleurs puissent conclure des conventions collectives en l’absence d’une ou de plusieurs organisations représentatives de travailleurs a été prévue dans la recommandation n° 91 « en prenant en considération le cas des pays où les organisations syndicales n’ont pas encore atteint un degré de développement suffisant et afin que les principes posés par la recommandation puissent être appliqués dans ces pays » (BIT, compte-rendu des travaux, 34e session de la Conférence internationale du Travail, Annexe VIII, Genève, 1951, p. 633). Il est évident que la Suisse n’est pas dans pareille situation.

A noter que les dispositions de la loi fédérale sur l’information et la consultation des travailleurs dans les entreprises (Loi sur la participation) qui est entrée en vigueur en 1993 peuvent être détournées de leur but pour refuser d’engager des pourparlers avec les syndicats au prétexte que les représentants élus des travailleurs seraient mieux à même de négocier avec la direction...

La Commission d’experts et le Comité de la liberté syndicale ont rendu moult observations et décisions à ce propos. Le gouvernement suisse a reçu des informations sur un certain nombre d’entreprises concernées par ce phénomène. Nous attendons qu’il prenne des dispositions pour éviter la prolifération des telles mesures antisyndicales, notamment par le biais de la ratification de la convention n° 135.

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres de la Commission des normes,

La troisième observation de la Commission d’experts concerne la protection contre les licenciements antisyndicaux qui, depuis 2003, fait l’objet d’une procédure par-devant le Comité de la liberté syndicale (cas n° 2265). Conformément à la recommandation approuvée par le Conseil d’administration du BIT, recommandation que partage la Commission d’experts, une discussion tripartite a eu lieu. Elle a permis d’examiner la situation actuelle, en droit et en pratique, afin que, à la lumière des principes exposés par le Comité de la liberté syndicale et si la discussion tripartite l’estimait nécessaire, des mesures soient prises pour qu’une protection soit réellement effective dans la pratique.

L’Union syndicale suisse a suggéré l’adoption d’un mécanisme d’annonce préalable de tels licenciements, conformément à la recommandation n° 143 qui propose une définition précise et détaillée des motifs de la rupture de la relation de travail et, en particulier, la nécessité de consulter, de prendre l’avis, d’avoir l’accord, préalablement au licenciement, d’un organisme indépendant ou paritaire ; une procédure spéciale de recours ; la réintégration en cas de licenciement injustifié avec versement des salaires impayés et le maintien des droits acquis.

Alors que Travail.Suisse, la deuxième organisation syndicale faîtière de notre pays, a soutenu cette proposition concrète, les représentants des employeurs se sont opposés à toute modification législative.

L’Union syndicale suisse et Travail.Suisse attendent avec la plus grande attention la prise de position définitive du gouvernement qui, nous osons croire, saura prendre de la hauteur et se placer au-dessus de la mêlée pour respecter la lettre et l’esprit des instruments de l’OIT.

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres de la Commission des normes,

Vous aurez compris que les syndicats suisses ne demandent pas à l’Etat de faire leur travail. Ils désirent simplement qu’il l’Etat crée les conditions qui leur permettent de jouer pleinement leur rôle en s’inspirant des dispositions de droit international du travail auquel la Suisse a adhéré. Sinon, à quoi bon élaborer des normes et exiger leur respect par d’autres pays qui, dans leur grande majorité, sont bien plus mal lotis que le nôtre.

Puisqu’ils n’ont pu jusqu’ici se faire entendre, et conformément aux dispositions de l’OIT chère aux Suisses et aux Suissesses, ainsi qu’au million d’immigrés qui travaillent dans notre pays, nous avons voulu, avec cette discussion par-devant la Commission des normes exposer les difficultés auxquelles nous sommes confrontés par rapport à la mise en œuvre de la convention n° 98 et faire tomber le masque. Notre seul but est d’obtenir que les règles du jeu reçoivent l’éclairage impartial qu’elles méritent afin d’accroître pour les hommes et les femmes de ce pays les chances d’obtenir un travail décent et productif, dans des conditions de liberté, d’équité, de sécurité et de dignité. Car le travail n’est pas une marchandise.

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