Organisation faitière regroupant l’ensemble des syndicats de la République et canton de Genève
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1. La Suisse connaît depuis le second semestre de 2008 une crise économique d’une rare ampleur dans l’histoire du pays. Parmi les personnes les plus touchées par celle-ci figurent indéniablement les travailleurs, lesquels se voient contraints à tous les sacrifices afin de sauver leur emploi.
Certes, la crise a un impact indéniable sur la santé financière de la plupart des entreprises suisses et on ne saurait nier au patronat le droit et le devoir de prendre des mesures afin d’assurer autant que faire se peut la pérennité des entreprises suisses ainsi que des emplois qu’elles génèrent.
On constate toutefois aujourd’hui une tendance patronale à demander bien plus que les sacrifices nécessaires à la survie de l’entreprise. Sous couvert de la crise économique, c’est à un véritable démantèlement des protections sociales prévues pour les travailleurs auquel nous assistons petit à petit.
Des acquis sociaux pour lesquels les syndicats se sont battus durant des décennies sont ainsi balayés d’un simple revers de la main.
Parmi les « mesures anticrise », figure celle dite des « vacances forcées ». Cette mesure est même recommandée aux employeurs, par exemple par le site PME-CH qui la mentionne comme une possibilité « pour faire face à une baisse du volume de travail »1).
Face à l’amplification de ce phénomène et compte tenu de ses conséquences importantes sur la vie des travailleurs et de leurs familles, se pose légitimement la question de savoir si un employeur est en droit d’imposer des vacances forcées à son employé et en cas de réponse positive, à quelles conditions.
2. À titre préalable et afin de mieux comprendre l’importance des enjeux, il convient de revenir à la notion même de vacances telle que voulue par le législateur suisse.
Le Conseil fédéral, dans son message à l’appui de la loi sur la durée des vacances du 16 décembre 1983, a ainsi rappelé que les vacances ont pour objectif de protéger la personne du travailleur, en particulier sa santé. Elles ont pour but le repos et la détente. Elles constituent pour le travailleur une période pendant laquelle il est libéré de ses obligations tout en percevant son salaire. Elle doivent lui permettre de satisfaire ses goûts et de se détendre 2). Un rôle essentiel est également reconnu aux vacances dans l’approfondissement des liens familiaux 3).
C’est afin d’atteindre ces buts et pour que le droit aux vacances ne soit pas une coquille vide que l’article 329c al. 2 CO stipule que :
« L’employeur fixe la date des vacances en tenant compte des désirs du travailleur dans la mesure compatible avec les intérêts de l’entreprise ou du ménage ».
Cette disposition est en effet essentielle si l’on souligne que, lors de l’élaboration de la loi sur la durée des vacances, il a été mentionné à de multiples reprises, notamment par la Fédération des médecins suisses, que les effets positifs de vacances prolongées dépendent essentiellement de leur organisation 4). Le Conseil fédéral a également cité divers spécialistes de la médecine du travail qui ont précisé que le travailleur a besoin de nos jours, pour conserver son rendement et sa santé, de deux périodes annuelles prolongées de loisirs bien organisées.
L’importance de pouvoir organiser ses vacances est aujourd’hui encore accentuée en raison du développement du tourisme de masse et l’obligation qui en résulte de planifier et réserver à l’avance les locations et les voyages.
L’ensemble de ces facteurs implique que la date des vacances soit convenue d’un commun accord entre l’employeur et le travailleur et fixée au minimum trois mois à l’avance. Ce délai minimum de trois mois, inspiré notamment de l’article 19 al. 4 de l’ordonnance sur la durée du travail dans les entreprises de transports publics (RS 822.211) est retenu par la quasi totalité de la doctrine 5).
3. Il est ainsi possible de déduire de l’art. 323c al. 2 CO que l’employeur doit respecter les deux principes suivants dans le cadre de la fixation des vacances :
1. Le principe d’anticipation : l’employeur doit fixer les dates des vacances au minimum 3 mois à l’avance, et ;
2. Le principe de consultation : l’employeur doit prendre en compte les désirs du travailleur quant aux dates des vacances « dans la mesure compatible avec les intérêts de l’entreprise ou du ménage. ».
4. Malgré ces principes, se pose la question de savoir si des circonstances spéciales, telle que la crise économique actuelle, permettraient à l’employeur d’imposer unilatéralement des vacances forcées.
La réponse figure à l’art. 362 CO, lequel indique qu’il ne peut être dérogé à l’art. 329c CO au détriment du travailleur.
Tant le principe d’anticipation que le principe de consultation sont couverts par cette disposition. Les vacances forcées ne respectant pas l’un ou l’autre de ces deux principes sont donc forcément illicites.
5. Cela dit, la teneur même du principe de consultation permet à l’employeur de fixer les dates des vacances de manière autoritaire dans certaines circonstances et après avoir pris en compte les désirs du travailleur. Ainsi, il n’est pas contesté qu’en cas de désaccord l’employeur a le dernier mot, pour autant que les intérêts de l’entreprise l’exigent (et que le principe d’anticipation soit également respecté).
Ce cas de figure est admis par la doctrine, laquelle en a toutefois une interprétation extrêmement restrictive, fixant des exigences très élevées à l’entreprise. Ainsi, Eric CEROTTINI estime que des vacances forcées ne peuvent être ordonnées que dans la mesure où elles apparaissent « comme absolument nécessaire, en raison de circonstances extraordinaires mettant l’entreprise en sérieuses difficultés. » . Il se réfère à SAVIAUX pour qui les vacances forcées ne devraient être imposées que si cela est nécessaire à la survie de l’entreprise. Philippe CARRUZZO estime lui aussi que les vacances forcées ne peuvent être utilisées que face à une situation exceptionnelle et imprévisible « qui est de nature à compromettre la survie de l’entreprise (par exemple, boycott des produits entraînant une brutale chute du volume de travail), qui en entrave sérieusement le fonctionnement (fermeture temporaire consécutive à un incendie ou un dégât d’eau nécessitant une remise en état des locaux) ou encore qui menace la sécurité des travailleurs (injonction immédiate d’une mise en conformité avec les normes de sécurité imposant la fermeture temporaire de l’entreprise). » 7).
Adrian STAEHELIN va quant à lui encore plus loin, estimant que, même en cas de nécessité de l’entreprise, l’employeur ne peut ordonner que la prise de vacances déjà échues, sans quoi il est en demeure 8). Cet auteur reconnaît donc à l’employeur le droit de fixer des vacances lorsque l’entreprise est en sérieuse difficulté.
Quelques auteurs adoptent enfin une position moins stricte, tel BRÜHWILER qui estime que des vacances forcées peuvent être ordonnées si l’employeur n’est plus en mesure d’occuper entièrement les travailleurs par manque de travail 9). Il en va de même pour STREIFF / VON KAENEL 10) et Wolfgang PORTMANN 11).
6. En dépit de quelques divergences, une idée commune ressort de l’ensemble de la doctrine, à savoir que des vacances forcées ne peuvent être imposées par l’employeur qu’en cas d’absolue nécessité. Le fait que, comme cela a déjà été dit, l’art. 329c CO soit une norme semi-impérative impose que le critère de la nécessité soit examiné avec une extrême circonspection. Une mesure peut ainsi être considérée comme nécessaire uniquement si aucune autre mesure moins incisive ne permet d’atteindre le même résultat.
Or, il sied de relever que les vacances forcées ne constituent pas un instrument adéquat pour lutter contre la crise économique, qui s’étale dans le temps et dont la durée est imprévisible. L’imposition de vacances forcées alors que des vacances doivent de toute façon être accordées chaque année est une mesure particulièrement peu efficace, qui présente un risque élevé d’atteinte à la santé, à la personnalité et à la vie de famille du travailleur, ce dans une période où celui-ci est déjà plus que jamais stressé en raison de l’évolution de la conjoncture.
Dès lors que les entreprises peuvent recourir aux réductions d’horaire de travail et même aux fermetures temporaires qui donnent droit aux indemnités prévues par la loi sur le chômage et insolvabilité, le recours aux vacances forcées ne constitue pas une mesure efficace et indispensable en temps de crise économique.
Le recours aux vacances forcées pour faire face à la crise économique est ainsi contraire au droit.
7. Par ailleurs et même si l’on considérait, dans un cas particulier, que des vacances forcées sont licites, le préavis de 3 mois devrait logiquement être de toute manière respecté.
Cette opinion est notamment partagée par le Professeur REHBINDER qui souligne que même les vacances forcées doivent respecter le délai d’annonce de trois mois 12), ainsi que par Frank VISCHER qui estime que les vacances ne peuvent être imposées au salarié à bref délai 13).
Cette solution s’impose si l’on rappelle que les vacances ne permettent d’atteindre l’objectif escompté, à savoir la protection de la personnalité du travailleur (et plus particulièrement sa santé et sa vie de famille) que si elles peuvent être organisées.
Le maintien du caractère absolu du délai de 3 mois même en cas de circonstances exceptionnelles est ainsi la seule interprétation qui permette d’atteindre cet objectif et de respecter ainsi l’esprit et le but de l’art. 329c al. 2 CO, disposition, rappelons-le, à laquelle il ne peut être dérogé au détriment du travailleur.
8. À titre superfétatoire, il convient de souligner qu’admettre le principe des vacances forcées reviendrait à transposer le risque de l’entreprise sur le travailleur. Or, un tel transfert est contraire à l’art. 324 CO et à la jurisprudence du Tribunal fédéral selon laquelle le risque de l’entreprise incombe à l’employeur, même si ce dernier n’a commis aucune faute 14).
9. Pour toutes ces raisons, le recours aux vacances forcées est donc parfaitement illicite et ne saurait en aucun cas être justifié par la présente crise économique. Il est extrêmement dommageable pour les travailleurs sans être nécessaire ni adéquat pour les entreprises, lesquelles peuvent recourir à d’autres outils beaucoup plus efficaces, tels les réductions d’horaire de travail ou les fermetures temporaires, lesquelles donnent droit aux indemnités prévues par la loi sur le chômage et insolvabilité.
Jean-Bernard WAEBER
Damien CHERVAZ
1 Pierre CORMON – Entreprise romande, Comment lutter contre la crise et comment résister sous la tempête ?, 1er mai 2009, disponible sur : www.pme-ch/idees/qu-comment-affronter-la-crise.php.
2 Message du Conseil fédéral à l’appui de la loi sur la durée des vacances in FF 1982 III 213 ; Adrian Staehelin, op. cit., art. 329c N1
3 Ibidem, p. 204.
4 Ibidem, p. 195.
5 Eric Cerottini, Le droit aux vacances, Lausanne 2001, p. 225 ss ; Rémy Wyler, op. cit., p. 346, Brühwiler, op. cit., art. 329c N3, Staehelin, op. cit., art. 329c N13 ; Streiff / von Kaenel, art. 329c N7 / Rehbinder, art. 329c N11
6 Eric Cerottini, op. cit., p. 233 ; voir aussi Rémy Wyler, op. cit., p. 347
7 Philippe Carruzzo, Le contrat individuel de travail, éditions Schulthess 2009, p. 373
8 Adrian Staehelin, Zürcher Kommentar, art. 329c N12
9 Jürg Brühwiler, Kommentar zum Einzelarbeitsvertrag, Verlag P. Haupt, Bern 1996, art. 329c N4
10 Ullin Streiff / Adrian von Kaenel, Arbeitsvertrag, Schulthess 2006, art. 329c N13
11 Wolfgang Portmann, Basler Kommentar, art. 329c N2
12 Manfred Rehbinder, Berner Kommentar, art. 329c N11
13 Frank Vischer, Helbing & Lichtenhahn, Basel 2005, p. 185 s
14 ATF 125 III 65 = JT 2000 I 365