Communauté genevoise d’action syndicale

Organisation faitière regroupant l’ensemble des syndicats de la République et canton de Genève

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Congrès USS 30 novembre et 1er décembre 2018

Libre circulation des personnes et droits des salarié-e-s

texte d’orientation présenté par la Communauté genevoise d’action syndicale CGAS

vendredi 24 août 2018

Contre les attaques de l’UDC, de la Commission européenne et des patrons : sortons de la défensive !

En août 2018, l’Union syndicale suisse annonce son refus d’entrer en matière sur une quelconque péjoration des mesures d’accompagnement dans le cadre des négociations sur l’accord cadre institutionnel avec l’Union européenne. Cette posture est cohérente avec les positions syndicales développées depuis les années 1990, qui visent à conjuguer la liberté de circuler des salarié-e-s immigré-e-s avec le renforcement de la protection des salaires et des conditions de travail en Suisse. Elle est d’autant plus justifiée qu’un tel accord cadre pourrait vite se révéler être cheval de Troie pour introduire des législations néolibérales du type « Ruffert » ou « Laval » dans le marché du travail suisse.

L’initiative « contre l’immigration de masse » et l’absence d’un bilan syndical

Toutefois, force est de constater que cette posture dénote aussi du positionnement extrêmement défensif dans lequel les syndicats suisses se trouvent depuis l’acceptation, le 9 février 2014, de l’initiative UDC « contre l’immigration de masse ». Ce vote avait en effet marqué une césure importante avec le régime migratoire qui prévalait durant deux décennies, et qui prévoyait, pour le patronat suisse, l’accès aux marchés européens et à la main-d’œuvre étrangère, tout en permettant aux syndicats de dépasser le système inique des contingents et d’obtenir des mesures de pro¬tection des salaires jusqu’alors inédites en Suisse. Malgré les avantages que la libre circulation des personnes avait apporté à près d’un million de salarié-e-s établi-e-s en Suisse, une majorité de votant-e-s avait pourtant jugé en 2014 les mesures d’accompagnement insuffisantes pour protéger les salarié-e-s contre les abus patronaux en matière de sous-enchère salariale ou de licenciement. Pourquoi ?
Parce que les impacts sur le marché du travail suisse ont été massifs. Non pas en termes de chômage, car l’immigration a surtout comblé les nouveaux besoins en main d’œuvre sans se substituer à la force de travail locale, avec des phénomènes de remplacement limités à quelques branches ou zones frontalières. Mais la structure du marché du travail a été profondément changée par une mise en concurrence à l’échelle continentale des salariés. Les conditions de travail précaires se sont notamment multipliées pour les travailleurs immigrés. En nombre absolus, il y a aujourd’hui plus de personnes travaillant temporairement sur sol suisse qu’il n’y a eu de saisonniers dans le passé au niveau le plus élevé. Tant le nombre de travailleurs-euses frontaliers-ères que celui de travailleurs-euses titulaires d’une autorisation de courte durée inférieure à 90 jours a plus que doublé depuis 2004. En y ajoutant le nombre de travailleurs-euses détaché-e-s, ces catégories de migrant-e-s de courte durée représentent aujourd’hui le 16% du total des personnes en activité, dont une partie grandissante arrive en Suisse par l’intermédiaire d’entreprises de travail temporaire.

Face à cette accélération de la rotation de la main d’œuvre, les mesures d’accompagnement ont rapidement montré leur inadéquation. Ce d’autant plus que le corollaire à l’augmentation de contrôles des conditions de travail par des inspecteurs du travail a été la fin de l’annonce obligatoire des salaires pour les entreprises recrutant de la main d’œuvre étrangère. Les entreprises ne sont ainsi plus tenues d’annoncer automatiquement une partie de leur politique salariale et le contrôle des entreprises est devenu plus difficile à cibler. Avec un nombre d’inspecteurs-trices largement insuffisant et une pratique répandue parmi les commissions tripartites de laisser aux entreprises toute la latitude de pratiquer de la sous-enchère salariale, les abus sont en augmentation constante, tandis que le nombre d’entreprises contrôlées et de sanctions prononcées reste ridiculement bas. Certaines mesures d’accompagnement, tel que par exemple la possibilité d’édicter des contrats-types avec salaires minimaux obligatoires, sont restées largement inutilisées. Il n’est dès lors pas surprenant que les salaires aient subi une forte pression, notamment auprès de jeunes professionnel-le-s à formation tertiaire et de travailleurs-euses étrangers-ères âgé-e-s sans qualification, mais aussi dans certaines branches comme l’hôtellerie-restauration, le bâtiment, les transports ou le commerce de détail et ceci parfois dans des régions entières, notamment dans les cantons frontaliers de Genève et du Tessin.
Il n’est pas surprenant non plus que le discours syndical promettant la « protection des salaires » contre les abus patronaux ait perdu en crédibilité au fil des années. Pour une partie des salarié-e-s, la « libre » circulation des personnes est devenue synonyme de danger pour leur poste et conditions de travail face à la menace de pouvoir être immédiatement remplaçable par un collègue acceptant des conditions moins bonnes dans un contexte où le bassin de recrutement de la main-d’œuvre se fait à l’échelle européenne. Les pressions patronales à accepter des péjorations des conditions de travail sous peine d’engager d’autres personnes ne sont pas étrangères à la propagation de thèses xénophobes parmi les travailleur-euses. Ces derniers ont peu à peu tourné le dos aux syndicats pour rejoindre le discours de l’UDC qui milite pour la « protection des frontières » contre la « menace » immigrée. L’analyse du vote du 9 février 2014 met en lumière des taux d’acceptation particulièrement élevés auprès des personnes en situation précaire, mais aussi qu’une part importante de la « classe moyenne », particulièrement vulnérable à la concurrence salariale, a basculé dans le camp des opposant-e-s à la libre circulation.

Au vue de ce qui précède, le vote « contre l’immigration de masse » aurait dû ouvrir un large débat sur les limites d’une stratégie syndicale qui se basait sur des négociations institutionnelles, largement défensives, soit orientées vers la préservation du statu quo plutôt que sur la conquête de nouvelles protections. Ce débat semblait d’autant plus urgent que la défaite cuisante aux urnes, quelques mois après le vote du 9 février 2014, de l’initiative pour un salaire minimum légal, et le refus de lancer une initiative pour le renforcement de la protection contre les licenciements, signifiait un frein majeur à toute alternative progressiste à une politique de division et de fermeture incarnée par l’UDC. Malheureusement, ce bilan n’a pas eu lieu.

La « préférence nationale » ou la liberté d’engager des chômeurs à bas prix

En lieu et place, les débats autour de la « préférence nationale » ont occupé l’opinion publique pendant les années qui ont suivi le vote sur « l’immigration de masse », déplaçant le curseur des discussions autour de l’immigration dangereusement vers l’extrême droite. Certes, la mise en œuvre de l’initiative UDC s’est finalement faite sans l’introduction de contingents. Mais le principe de « préférence aux demandeurs-euses d’emploi », telle que décidé par le Parlement fédéral, cache mal ses racines xénophobes, que de nombreuses sections de l’UDC se sont par ailleurs empressés à expliciter par le biais d’initiatives cantonales visant à stigmatiser violemment les travailleurs-euses immigré-e-s comme responsables des tensions sur le marché du travail. Concrètement, et à l’instar de l’expérience genevoise, il est fort à parier que les demandeurs-euses d’emploi frontaliers-ères seront fortement discriminé-e-s dans leur accès aux prestations des ORP, et ce d’autant plus qu’aucun dispositif de contrôle n’est prévu par l’ordonnance pour empêcher que des demandeurs-euses d’emploi étrangers-ères soient systématiquement écarté-e-s.

La « préférence aux demandeurs-euses d’emploi » pose aussi un problème d’inadéquation avec la promesse qu’elle véhicule, à savoir celle de combattre le chômage. Non seulement, le chômage en Suisse est principalement le résultat d’évolutions qui n’ont qu’un lien marginal avec la libre circulation des personnes, notamment la délocalisation de dizaines de milliers d’emplois vers des pays à bas salaires mais aussi, depuis la crise des années 90, la banalisation des licenciements dans les politiques RH rendue possible par l’absence de protections légales en Suisse contre les licenciements ordinaires. Aussi, en Suisse comme dans la majorité des pays européens, la politique en matière de chômage souffre cruellement de moyens, notamment de mesures de formation et reconversion professionnelles. La crainte est ainsi fondée qu’avec l’augmentation des contraintes prévues par la Loi sur l’Assurance-chômage et en particulier celle d’accepter des emplois dits « convenables », c’est-à-dire avec une baisse de salaire à hauteur de 20% comparé au dernier emploi, la « préférence aux demandeurs-euses d’emploi » risque de devenir, pour les chômeurs-euses, une « obligation d’accepter un travail à un moindre salaire ». Ce n’est pas un hasard que le nombre de sanctions envers les chômeurs-euses a augmenté de 8’800 à 12’300 entre 2014 et 2016, depuis que la « préférence cantonale » s’applique à Genève.

Dans un pays comme la Suisse, sans aucune protection contre les licenciements, où un employeur peut légalement résilier un contrat de travail pour n’importe quel motif, y compris pour engager des nouveaux travailleurs moins chers, ce ne sera pas la « préférence nationale » ou « cantonale » qui empêcheront le dumping salarial. Une telle politique n’aura comme effet que d’augmenter la pression sur les chômeurs-euses d’attiser les divisions entre salarié-e-s. Dans ce contexte, la bienveillance avec laquelle l’Union syndicale suisse continue à apprécier les mesures dites de « préférence aux demandeurs d’emploi » est à corriger sans plus tarder, car ce n’est pas en flirtant avec des positions xénophobes qu’on regagne la confiance des salarié-e-s.

UDC, Commission européenne et patronat : même combat contre les droits des salarié-e-s

Les fronts se sont déplacés. Dans le contexte politique actuel, il semble de plus en plus illusoire de penser que le régime de « libre circulation accompagnée » puisse se prolonger avec des mesures d’accompagnement renforcées, sans la construction d’un rapport de force politique et syndical. Le revirement du patronat est évident : Entre les annonces du président de l’Union patronale suisse de préférer négocier avec l’UDC plutôt qu’avec les syndicats, l’unanimité avec laquelle les partis bourgeois et les associations patronales répètent sans cesse qu’un renforcement des mesures de protection serait une « ligne rouge » à ne pas franchir et les ouvertures faites récemment par ces dernières de remettre les mesures d’accompagnement à disposition pour autant que l’accord cadre avec l’UE soit préservé, les marges de négociations avec le patronat se sont réduites comme une peau de chagrin. Dans un tel cadre, l’option d’un front « d’ouverture pro-européenne » contre l’UDC ne peut se réaliser qu’à condition que les syndicats acceptent d’être relégués à un rôle de partenaire subordonnée aux intérêts du patronat lié à l’industrie d’exportation et à la place boursière, en sacrifiant les protections salariales au nom de la compétitivité de la place économique.

Une telle option n’est évidemment pas envisageable, et ce d’autant moins que – ironie de l’histoire – l’UDC et la Commission européenne se retrouvent aujourd’hui unanimes dans les attaques contre les protections des salarié-e-s en Suisse. Sous couvert de sa nouvelle initiative nationale contre la libre circulation des personnes, l’UDC a montré sans ambigüité son vrai visage : Lors du lancement, le parti xénophobe s’est montré surtout pro-patronal en tirant à boulets rouges contre toute mesure de protection salariale, contre les syndicats et contre les conventions collectives de travail.
Et la Commission européenne a clairement posé comme condition à toute conclusion d’un accord cadre institutionnel l’assouplissement des mesures d’accompagnement en vigueur en Suisse, et non seulement la fameuse règle des huit jours d’annonce pour les travailleurs-euses détaché-e-s, le système de cautions, les mesures contre les faux-sses indépendant-e-s ou la densité des contrôles, mais, plus généralement, l’autonomie de pouvoir décider de mesures de protection salariales plus contraignantes que le credo néolibéral dominant dans l’Union européenne.

Passer à l’offensive pour renforcer la protection des salaires et lutter contre la vague xénophobe

Dans la configuration nationale et internationale actuelle, marquée par la montée de campagnes ouvertement racistes et une virulente politique de démantèlement des acquis sociaux, toute perspective de maintien d’une ouverture des frontières accompagnée par une meilleure protection des conditions de travail doit désormais passer par un positionnement résolument autonome de la part des syndicats en faveur d’un renforcement des droits pour tout-e-s les salarié-e-s, qu’elles/ils soient immigré-e-s ou résident-e-s.

Il est donc urgent aujourd’hui pour le syndicats suisses de passer à l’offensive, d’ancrer leur politique en matière de marché du travail dans une pratique quotidienne d’un syndicalisme de terrain et de lutte qui est, en partie, traversé par de fortes contradictions entre des travailleurs-euses immigré-e-s et résident-e-s, dont un bon nombre est acquis au discours anti-immigré-e-s. Cela suppose une ligne de confrontation frontale tant avec les forces xénophobes qu’avec un patronat habitué à tirer profit de la mise en concurrence transfrontalière et de moins en moins enclin à accorder le moindre acquis social aux salarié-e-s. Ce n’est qu’en organisant systématiquement des actions de dénonciation publiques contre des employeurs qui pratiquent de la sous-enchère salariale, en occupant par une présence syndicale tant le territoire suburbain déserté par une partie des partis de gauche que les zones d’habitation des salarié-e-s au-delà de la frontière suisse, en unissant sur les lieux de travail par l’action collective des salarié-e-s sans discrimination de permis de séjour, que le syndicalisme peut contribuer à délégitimer le discours xénophobe.
Mais surtout, il s’agit urgemment d’obtenir de véritables améliorations dans la protection des salarié-e-s, à l’image de la mise en œuvre de l’initiative cantonale lancée par les syndicats genevois « pour le renforcement des contrôles des entreprises » par l’instauration d’une Inspection Paritaire des Entreprises. Composé en partie par des militant-e-s syndicaux-ales doté-e-s d’un droit d’accès dans les entreprises pour y vérifier les conditions de travail, cet organe de contrôle montre qu’il est possible de maintenir une ligne de combat contre les abus patronaux tout en augmentant les droits des salarié-e-s, sans pour autant céder aux sirènes chauvines.

L’Union syndicale suisse s’engage sans tarder à se battre pour renforcer les protections des salarié-e-s et combattre les abus patronaux, en exigeant

  1. Un salaire minimum décent dans toute la Suisse ;
  2. Une augmentation massive des contrôles, incluant le droit d’accès sur les lieux de travail pour les syndicats, sur le modèle de l’Inspection paritaire des entreprises genevoise mais également l’annonce obligatoire des salaires des entreprises aux organes de contrôle du marché du travail ;
  3. Un durcissement les sanctions y compris en interrompant le travail en cas de suspicion de sous-enchère ;
  4. Un renforcement de la protection des salarié-e-s contre les licenciements, en particulier des personnes âgées, des représentant-e-s syndicales-aux et lors de licenciements collectifs ;
  5. La limitation du travail temporaire, qui est devenu de plus en plus la porte d’entrée précaire sur le marché du travail suisse ;
  6. La mise en œuvre de politiques publiques orientées vers la création d’emplois dans les collectivités publiques répondant aux besoins de la population et offrant des emplois stables également aux salarié-e-s peu qualifié-e-s.