en matière d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées, tortures
ou autres dénis des droits fondamentaux
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Héros ou assassin ? La justice genevoise se penchera dès jeudi sur le cas d’Erwin Sperisen, ex-chef de la police du Guatemala. Retour sur le parcours d’un personnage hors normes.
publié dans Le Courrier du 13-05-2014
C’est un personnage hors normes qui va comparaître dès jeudi devant le Tribunal criminel de Genève, accusé d’avoir organisé dix exécutions extra-judiciaires entre 2005 et 2006. Fervent chrétien ou brute épaisse, héros de la lutte contre l’insécurité ou criminel en série, l’ancien chef de la Police nationale civile (PNC) du Guatemala, Erwin Sperisen, ne laisse personne indifférent. Ce colosse de plus d’un mètre nonante, issu d’une riche famille guatémaltèque aux origines suisses, a longtemps joué de son image de dur à cuire. Au point de s’imposer, à peine âgé de 34 ans, à la tête de 19000 policiers et de devenir l’un des chouchous des médias locaux au guidon de sa Harley. Devant la Cour genevoise, Erwin Sperisen devra pourtant faire oublier ses airs de « Viking », son surnom au pays, s’il veut faire planer le doute : ce bon père de famille a-t-il été victime d’une cabale politique ?
L’acte d’accusation est chargé. Le Ministère public lui reproche d’avoir planifié l’exécution sommaire de dix prisonniers, dont trois étaient en cavale, voire d’y avoir participé. Le chef de la PNC aurait aussi fait maquiller le théâtre des opérations. Erwin Sperisen, qui plaide l’acquittement, encourt une peine d’au moins dix ans de prison. Incarcéré depuis 2012, il se dit victime de ses succès face au crime organisé.
Rien ne prédestinait le jeune Erwin, fils d’Eduardo Sperisen Yurt, homme d’affaires et lobbyiste influent qui allait devenir vice-ministre du Commerce extérieur, à diriger la Police nationale, si ce n’est son amour des armes et une solide formation de garde du corps. Homme de main du maire de la capitale, Alvaro Arzú, Sperisen est aussi un ardent évangélique, bien résolu à combattre le Mal. Malgré l’échec de ses études en sciences po, il se lance en politique et se fait élire par deux fois. Il finira par diriger les Parcs et jardins de la première ville du Guatemala.
Officiellement, c’est avec cet étrange CV qu’il est recruté en juillet 2004 par Carlos Vielmann, ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement libéral d’Oscar Berger, pour diriger la police d’un pays gangréné par la violence et le narco-trafic. Sperisen faisait-il déjà partie d’un groupe de l’ombre au sein de la majorité politique prônant le « nettoyage social » ? La thèse est parfois avancée pour expliquer cette fulgurante ascension.
Il faut dire que la politique de la mano dura, la main ferme à l’égard des délinquants, fait recette au Guatemala, qui sort exsangue d’une longue guerre civile (1960-1996). En 2000, la promesse sécuritaire a donné la présidence à Alfonso Portillo, poulain de l’ex-dictateur Efraín Rios Montt. Sans résul- tats probants.
Elu en 2004, Oscar Berger, au discours plus policé, ne veut pas abandonner le créneau. D’autant que le projet d’accord de libre-échange avec les Etats- Unis, qui sera ratifié l’année suivante, pourrait déclencher des troubles sociaux. Ce néolibéral pur sucre confie l’Intérieur à l’autoritaire latifundiste hispano-guatémaltèque Carlos Vielmann, qui prend comme bras droit un ancien du cabinet Portillo, le Vénézuélien Victor Rivera, notoirement lié à la CIA. Avec Sperisen et le chef des Prisons, Alejandro Giammatei, ils formeront la base de la politique répressive d’Oscar Berger.
Le travail ne manque pas. Etat frontière avec le Mexique, le Guatemala voit le trafic de drogue vers les Etats-Unis exploser et infiltrer l’économie légale. Les séquestrations sont l’autre business florissant, avec la sécurité privée, la moindre boulangerie disposant d’un garde armé jusqu’aux dents. Pour les Guatémaltèques, la sécurité est l’obsession numéro un. En ville comme à la campagne, où la domination de quelques propriétaires terriens sur la majorité paysanne indigène et l’expansion des transnationales extractivistes ne se font pas sans heurts.
Quand Sperisen prend son poste, plus de 4500 personnes ont été assassinées l’année précédente dans un pays comptant alors 12 millions d’habitants. Du coup, le discours et le style musclés du nouveau directeur de la PNC passent bien. Sur le Canal 27, une chaîne évangélique, Erwin Sperisen se mue chaque semaine en animateur. Il y prêche la bonne action de la police et prie pour les délateurs. En privé, il se vante d’avoir été viré de l’armée suisse. « On n’a pas besoin de Rambo, ici », lui aurait-on dit.
Les opérations musclées contre les prisons, contrôlées par les mafias, sont particulièrement populaires. Même le massacre du pénitencier de Pavon, en septembre 2006, aujourd’hui au cœur de l’accusation genevoise, ne provoque pas l’indignation populaire. « Au Guatemala, la plupart se fichent de savoir comment on se débarrasse des délinquants pourvu qu’on en finisse avec eux », assure le journaliste Diego De Léon.
Quant aux campagnes, personne ne sait exactement ce qu’il s’y passe. Dès lors, lorsque la PNC de Sperisen, alors fraichement nommé, attaque les occupants d’une hacienda, tuant une dizaine de paysans à Nueva Linda, les médias ne s’émeuvent guère. Le discours est immuable : la police agit en légitime défense, les morts ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Pourtant, les statistiques ne sont guère brillantes pour les tenants de la mano dura. En près de trois ans à la tête de la police, Sperisen voit le nombre de meurtres grimper d’un tiers1 !
Mais l’ascension comme la chute du « Viking » sont éloignées de cette rationalité. C’est une monumentale bourde de quatre policiers, qui assassinent par erreur trois députés salvadoriens, en février 2007 (avant d’être liquidés à leur tour dans leur cellule !), qui va précipiter la fin du duo Vielmann-Sperisen, chacun rejoignant ensuite sa seconde patrie. Adjoint du Suisse, Javier Figueroa atterrit lui en Autriche, où il sera incarcéré puis blanchi. Moins chanceux, le Vénézuélien Rivera, resté au Guatemala, est assassiné en 2008.
L’ex-chef de la PNC, lui, s’établit à Malagnou auprès de son père, devenu entretemps représentant du Guatemala auprès de l’OMC. Erwin Sperisen avance des menaces de mort pour justifier sa fuite. Dans sa dernière émission sur Canal 27, le 2 avril 2007, le déjà ex-policier livre pourtant un étonnant testament, admettant, selon des téléspectateurs cités par el Periodico, être sorti de la légalité pour la bonne cause. Une vidéo que les journalistes du quotidien n’ont pu consulter.
Quoi qu’il en soit, l’étau judiciaire commence à se resserrer. Début 2007, Philip Alston, rapporteur spécial de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, a publié un rapport où il accuse la police guatémaltèque de pratiquer « l’élimination des individus socialement indésirables ». Son enquête menée en août 2006 constate la forte augmentation, depuis 2005, des meurtres, en particulier ceux dont les victimes ont été torturées, exétant ou dont les cadavres ont été déplacés, ce qui cadre mal avec le discours officiel imputant ces morts à des fusillades entre gangs. Se basant sur le travail du Défenseur des droits humains (Procuradoria de los derechos humanos) et sur des témoignages directs, Philip Alston n’hésite pas à affirmer que ces exécutions « reflètent un changement dans la pratique institutionnelle » et non « un brutal caprice d’officiers isolés ».
D’un même élan, le rapporteur pointe l’impunité des crimes d’activistes sociaux. Et de relier ces éléments en rappelant le passé : « Les assassinats sélectifs des années 1980 - début 1990 (de présumés partisans de la guérilla, ndlr) sont notablement similaires au nettoyage social qui gangrène aujourd’hui le Guatemala », écrit-il.
Soucieux de laver son image, Oscar Berger est contraint de lâcher du lest, il signe en décembre 2006 un partenariat avec l’ONU : la Comisión internacional contra la impunidad en Guatemala (CICIG) est née. Elle confirmera les faits allégués par Alston, mais ira beaucoup plus loin. La CICIG décrit un réseau criminel enkysté au plus haut des institutions sécuritaires, pratiquant nettoyage social et business mafieux.
Peu avant la démission de Sperisen, le New York Times cite un enquêteur anonyme qui affirme que ces « escadrons de la mort mis sur pied par la Police nationale et le Ministère de l’intérieur » sont dirigés par un noyau d’officiers « appartenant à des Eglises évangéliques » qui considèrent leur action comme un « saint travail ».
Autant d’allégations qui forcent la justice guatémaltèque à ouvrir l’enquête et conduiront Carlos Vielmann – toujours en attente de jugement – dans les geôles espagnoles. Sperisen, dont la justice genevoise refuse d’admettre le refuge au bout du lac, paraît davantage à l’abri.
C’est sans compter sur les mouvements genevois de solidarité internationale, qui suivent la trajectoire de Sperisen depuis le massacre de Nueva Linda. Leur bataille change alors de nature. La dénonciation fait place à l’action juridique. Avec l’aide de l’ONG TRIAL, ils sollicitent les parquets de Soleure – son canton d’origine –, puis de Genève. « Nous savions que c’était la seule chance de le faire juger du fait de sa nationalité suisse », se rappelle Chantal Woodtli, de la Communauté d’action syndicale. Il faudra toutefois encore attendre l’arrivée d’Olivier Jornot à la tête du parquet genevois et un mandat d’arrêt inter- national, en été 2010, pour que l’enquête prospère enfin.
1 Le nombre d’homicides est passé de 4507 en 2004 à 5885 en 2006. Il est stable depuis malgré une importante hausse de la population.