Communauté genevoise d’action syndicale

Organisation faitière regroupant l’ensemble des syndicats de la République et canton de Genève

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à l’occasion du 30e anniversaire de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) proclamée le 27 février 1976

favoriser la volonté d’entreprendre

sur la terre et la mer de toujours des femmes et des hommes du Grand Maghreb

lundi 6 mars 2006 par Claude REYMOND

Nous adressons nos cordiales salutations aux camarades de l’UGT-sario et leur renouvellons tout notre soutien pour leurs actions visant à répondre à l’exigence du peuple sahraoui de se procurer lui-même les moyens de sa subsistance.

Pour le souvenir la collaboration et des réflexions communes, nous publions ici une « vieille » observation en rapport.

Invité par le Front Polisario pour une mission d’évaluation de ses coopératives, le secrétaire de la CGAS a rédigé trois documents pendant ses déplacements au Sahra occidental du 3 au 17 novembre 2001.

L’essentiel du texte ci-après fut exposé lors d’une dernière conférence à Darla devant quelque 150 personnes. Dans sa première rédaction, il a été communiqué par des syndicalistes, à tous les ministres, au numéro 2 et au président.

Alors que l’auteur sollicitait son audition, il ne reçu que seule réponse, de Monsieur BACHIR et rapportée par Sidi Mohamed AKAI : "cette proposition va mettre les organisations d’entraide sur les pattes de derrière, on ne veut pas courir ce risque".

Du mode de répartition des ressources par tête à l’activation de l’ensemble de la force de travail sahraouie

ou comment passer du modèle en vigueur - nécessaire en temps de guerre - à un socialisme dynamique incitant les travailleurs à s’impliquer dans la construction de leur société, comme à la production de leur mieux-être économique, culturel et politique

Préambule

Actuellement la société sahraouie doit faire face un désintéressement croissant de ses membres pour dégager les moyens de subvenir par leurs propres moyens à la satisfaction de besoins immédiats.

Pire, le blocage du processus de détermination sur la souveraineté des territoires occupés par le royaume marocain, et les 25 années de camps, ont ruiné l’espoir d’un avenir meilleur chez plusieurs sahraouis. Cela ce traduit également par la désaffection des jeunes sur le terrain de l’acquisition du savoir.

J’ai personnellement constaté que la proximité de moyens économiques différents de satisfaire les besoins domestiques, suscite un trouble majeur dans la volonté de s’impliquer dans les structures nécessaires à assurer la vie sociale des camps.

Ainsi certains ont entrepris un petit commerce lucratif et se garantissent ainsi d’un revenu qui leur permet de s’approprier une partie de la force de travail nourrie par le mode de distribution égalitaire des ressources, mode imposé par les organisations d’entraide humanitaire et autres.

De plus, comme plusieurs responsables, je pense que la livraison de rentes aux personnes ayant servis jadis les intérêts de l’Espagne, même si elle est justifiée du point de vue de la rétribution des efforts de certains individus - qui ont eu l’opportunité et la "chance" de travailler ou de porter les armes pour ce pays -, peut provoquer une fracture grave de la société sahraouie si cette dernière ne bénéficie pas d’une réforme conséquente.

De l’aveu même de certains citoyens, la politique d’intéressement à la vie publique de la RASD qui se pratique par la mise à disposition de formations à l’étranger, de moyens de locomotion au niveau local, d’ostensibles honneur et réconfort moral, ou bien d’autres choses encore, ne permet pas, ou plus, de susciter l’énergie nécessaire à la volonté d’entreprendre qui - pour l’instant - sommeille dans la plupart de ses membres.

Même s’il est incontestable que la plupart de celles et ceux qui ont déjà transformé certaines matières premières en objets commercialisables en sont fiers, et qu’ils ajoutent une réelle valeur nouvelle dans la région, il n’en demeure pas moins qu’une bonne partie de ces produits restent sur leur lieu de fabrication dans l’attente d’acquéreurs, même si la majeure partie des tentes ne compte pas encore parmi leurs biens ce type de produits locaux. Il y a des tapis dans les coopératives, mais il n’y a pas d’argent dans les familles.

Nous sommes forcés de constater qu’avec le mode de répartition actuelle des ressources qui prévaut, l’effort du gouvernement pour permettre - ici et maintenant - une production avec des moyens appropriés dans l’espace et le temps sahraouis, ne peut ni procurer un "retour sur investissement" ni les moyens d’entreprendre sur un cycle de production plus large.

Que faire ?

En ma qualité de secrétaire syndical et membre de plusieurs conseils d’administration de coopératives suisses, j’ai été appelé par Senia Ahmed à venir parmi les réfugiés expliquer et susciter la création de coopératives. La représentante du Front Polisario auprès des Nations Unies à Genève est persuadée qu’il est nécessaire que son peuple apprenne à créer, ne serait-ce que de petites choses, pour permettre à ses producteurs de se procurer quelques argents afin de combler la différence de potentiel économique entre certaines catégories de la population, de juguler ainsi un sentiment de frustration croissant.

Je craignais de trouver une strangulation politique, rien de cela. Après quelques jours, je me suis aperçu que la RASD est une immense coopérative, qu’on y pratique une démocratie vivante et que les pouvoirs sont constitués à tous les endroits et tous les niveaux de manière à permettre tant aux hommes qu’aux femmes de déterminer la vie publique. Les mécanismes sont donc connus, les voies de formulation identifiées.

Mais il m’a été donné de comprendre aussi que le mode d’affectation actuelle des ressources disponibles - égalitaire et, sans doute aussi généreux que possible - est une entrave au déclenchement d’une dynamique économique qui permette aux forces vives de rebondir, aux coopératives de jaillir.

En effet, maintenant les risques de destructions violentes éloignées, à quoi sert de m’agiter si de toute façon je peux manger avec tous les miens - même modestement et sans rien faire ?

La reconnaissance du service rendu à la société n’étant ni individualisée ni matérialisée, l’exubérance de consommation vantée par les télévisions et celle de certains sahraouis que l’on peut voir autour de nous annihile le vouloir et le pouvoir de faire ou de créer, même pour soi...

Avec l’arrivée de l’argent - unité de mesure universelle, expression du concentré du travail et reflet des richesses matérielles stockables, commercialisables - les rapports marchands se sont installés dans les camps et autour d’eux.
L’équité et la primauté de la rétribution en nature (nourriture, logement, santé) du travail fourni se sont estompées.

Reste l’envie de se procurer un travail générant de la richesse cumulable, et le désespoir, voire parfois le dégoût, de pratiquer un travail dont la richesse n’est pas matérialisée parce qu’il s’agit d’un service, et que la première est consommée en même temps qu’elle est produite.
Il y a encore plusieurs personnes qui pensent à juste titre que l’aide-soignant ou l’enseignant créent une valeur dont tous profitent, mais ces agents publics sont pourtant gagnés eux-mêmes par le sentiment qu’ils s’impliquent dans des activités moins rémunératrices que celles pratiquées librement par d’autres...

Bien sûr, il ne s’agit en aucun cas de tenter de remédier à cette situation en essayant de réguler ou de restreindre l’activité de ces autres, puisqu’ils et elles investissent un secteur de l’économie et des échanges dont ne s’occupe pas la nation tout entière sous la conduite et l’administration de ses chefs.

Mais peut-on cependant laisser se développer ce type de rapport privé de distribution et captations des richesses à côté du modèle encore majoritaire d’une répartition égalitaire par tête ? Alors que le premier ruine petit à petit le principe qui instaura le second, à savoir placer tous les Sahraouis dans des conditions d’existences égales selon les moyens collectifs et collectivisés disponibles ?

Trouvez la juste façon

La répartition égalitaire par tête est sans doute la plus simple, celle qui permet le meilleur contrôle social de la répartition des richesses ; mais est-il possible d’affirmer que cela soit la plus juste façon de faire ?

En effet, un enfant a un plus grand besoin de chaussures que le vieillard, la femme enceinte a besoin d’un type d’alimentation différent de celle des autres femmes ou hommes, un groupe familial avec 2 anciens et 3 enfants de moins de 12 ans n’a pas besoin des mêmes quantités et qualités de nutriments ou d’habits que la mère veuve, cheffe d’une famille constituée de 3 adolescents, d’un frère invalide et d’une sœur bien plus âgée qu’elle.
On devrait préférer la règle : de chacun selon ses capacités et à chacun selon ses besoins.

J’ai le sentiment que l’origine révolutionnaire du Front Polisario et la religion des ressortissantes et citoyens de la RADS ont déjà aménagé le premier axiome, et qu’honnêtement tous s’obligent relativement à le respecter. Cependant on peut entendre parfois la formulation d’une contraction qui donne à chacun selon ses capacités, ce qui signifie à chacun selon son habileté personnelle et sa débrouillardise.

Je pense que le gouvernement aurait raison de résister et de combattre cette perspective, comme je pense qu’il aurait tort de ne pas chercher rapidement une solution qui en ruine la causalité.

Les Sahraouis peuvent-ils sauter par-dessus l’étape de la généralisation de la marchandisation des biens et des services ?

Parce qu’ils ont été contraints de vivre sur une terre ingrate, dans un des déserts les plus absolus du continent africain, les réfugiés du peuple sahraoui ont droit au soutien nutritionnel de la Communauté internationale. C’est un fait acquis, ils ont convaincu de leur capacité organisationnelle à répartir ce soutien.

Même s’ils n’ont pas les moyens de répondre à tous les besoins de la nation en exil, ils peuvent et doivent revendiquer leur meilleure satisfaction possible.

Pour l’instant, on a imposé un mode de distribution de ces ressources qui, avec le temps, s’avère être un poison tant pour leur société que pour la vitalité même de cette capacité de distribution des subsistances et autres instruments domestiques nécessaires, indispensables.
Je pense que l’entrave principale à l’activation de l’ensemble de la force de travail en lui donnant toute sa valeur est cette obligation de répartition qui neutralise l’échange direct de travail, qui interdit à chacun de recevoir de quoi signaler et déterminer librement ses besoins.

En termes d’échange social, le marché n’existe que si les gens travaillent eux-mêmes pour recevoir de quoi acheter le travail des autres.

D’un point du vue global, rappelons-nous que la société marchande ne reconnaît la richesse que lorsqu’elle se présente sous forme d’objet commercialisable. Pour elle, la richesse immatérielle stockée dans l’humain sous forme de savoir et de capacité productive n’existe pas. La société capitaliste attribue alors le mérite de tous les gains de productivité à la machine. L’homme se trouve réduit à ce qu’il possède, il est dominé par ses biens et perd ses repères : il ne voit plus que - dans une société capable de produire l’abondance pour tous - l’accumulation de bien est vaine et inutile.

En revanche le salariat est le modèle social du travailleur. Il contient les deux volets de l’échange : d’une part la production de richesses lorsque le travailleur socialise sa force de travail et gagne de quoi signaler ses besoins ET d’autre part la création de travail lorsque le salarié sollicite le travail des autres en signalant ses besoins. Parce qu’il s’insère dans la production, le salarié reçoit donc de quoi avoir accès à la production des autres salariés.

En d’autres termes, la capacité productive permet le besoin, chacun satisfait ses besoins selon cette capacité productive.

En particulier, dans les camps, c’est justement cette obligation de distribuer à toutes et tous une quote-part part identique, qu’ils travaillent ou ne travaillent pas, qui est la cause incapacitante de la volonté d’entreprendre, de socialiser sa force de travail.
J’ai relevé en outre dans mon voyage à travers les territoires administrés par la RASD, que les artisans ou les coopératrices et coopérateurs actifs n’ont pas été capables de déterminer la valeur de leur force de travail, ni celles des produits réalisés par leur intelligence et leurs mains.

Par ailleurs, ceux qui achètent des bouteilles d’eau à Timdouf pour les revendre à Smara ne peuvent pas également justifier d’un prix 4 fois supérieur au prix d’achat, alors que la seule valeur ajoutée au produit est celle d’une heure de transport et de 3 litres de mazout - dont on ne nous dira jamais s’ils l’ont vraiment payé...
Ces commerçants-là abusent du rapport marchant dont les trois critères sont :

  1. la charge de travail incluse dans le produit ou service ;
  2. le degré de rareté ;
  3. le rapport de force entre le vendeur et l’acheteur.

Aussi, en l’état des circonstances, je suis persuadé que l’on peut et l’on doit sauter l’étape de la marchandisation vécue en d’autres lieux pour consolider l’unité du peuple sahraoui autour de ses chefs et de ses projets.

Il faut modifier l’affectation des ressources et créer deux niveaux de répartition des richesses disponibles pour satisfaire les besoins de la population

Il doit être possible d’organiser la distribution des ressources sur deux niveaux, de façon d’une part à prémunir les plus faibles contre le dénuement et d’autre part à inciter et remercier celles et ceux qui sont en capacité de produire de le faire.

Pour cela, il nous faut connaître la composition sociale de la société (nombre d’individus, âges, sexes) et déterminer la part du minimum nécessaire à la vie par personne selon son âge et son sexe dans un contexte familial donné, auquel s’ajoutera un apport en nature et en argent que pourront se procurer les personnes actives du groupe familial. Bien évidemment, il faudra prévoir des cautèles lors d’incapacité de travail, de maladie ou d’invalidité, etc.
Il n’est plus possible de continuer à voir des techniciens sahraouis - oeuvrer pendant 6 ou 8 semaines avec des coopérants étrangers à la réalisation de projets nécessaires à la vie dans le désert - qui doivent rentrer chez eux avec les mêmes habits que ceux qu’ils avaient avant de partir, rien de plus à mettre dans la marmite, sans nouveaux jouets pour leurs enfants.

Il faut cesser de distribuer du thon au marchand de boîtes de thon. On ne donnera plus à tous les mêmes moyens d’aller chercher de l’eau alors que certains habitent à côté d’un puit aménagé par la collectivité.

Les responsables ne peuvent plus faire l’économie des statistiques nécessaires à une juste répartition qui leur laisse la substance de rémunérer équitablement celles et ceux qui travaillent, au bien public notamment.

Au lieu de transformer le soutien financier en marchandises distribuables selon le modèle en vigueur, plutôt distribuer cet argent en échange du travail accompli.

Il faudra également déterminer la valeur de la reconstitution de la force de travail sur cette terre ingrate. A savoir la quantité des choses nécessaires à entretenir et renouveler la capacité de travail du peuple sahraoui dans ses diverses entités familiales ou groupes d’économie domestique.

C’est seulement lorsque cet effort aura été réalisé, qu’il sera possible d’établir les budgets réels de ce qui est utile à la vie et aux échanges sociaux dans cette partie du monde.

Les négociateurs du gouvernement pourront alors chiffrer devant les organisations internationales la valeur de la force de travail de leurs citoyens, et peut-être obtenir de ces dernières qu’elles ajoutent aux volumes ou aux qualités de leurs soutiens le prix et la valeur des tâches de distribution et d’entretien réalisé par les travailleurs sahraouis eux-mêmes.

Tendre vers ces objectifs, c’est engager un processus d’activation d’un processus économique autonome des travailleurs sahraouis, c’est leur permettre l’apprentissage et l’exercice d’un échange social du travail de tous par tous. Mais c’est aussi juguler les velléités sournoises du néolibéralisme ou des privilèges de situation, c’est éviter également une possible stratification de la société en exil - ou souhaitée dans ses terres - entre celles et ceux qui sont proches des sources de ravitaillement d’avec tous les autres ; entre les amis des amis proches de visiteurs d’avec toutes celles et ceux qui ne font que les voir passer...

Tendre vers ces objectifs, c’est travailler à rendre transparents pour toutes et tous les besoins de la nation et l’affectation de l’entier des ressources actuelles remises aux autorités sahraouies. Ces dernières ont tout y à gagner, si elles entendent renforcer leurs représentativités externes, conserver leurs crédibilités internes et une unité du peuple librement consentie - la seule qui soit à même d’armer son bras en cas d’agression...

Tendre vers ces objectifs, c’est insuffler la paix dans la région, c’est rendre encore plus lumineux le blanc du drapeau sahraoui ; qui pourrait devenir le phare d’un autre type développement dans le Grand-Maghreb, sur le continent africain.

Ce faisant le peuple sahraoui gagnera en considération à travers le monde, ses chefs se verront prêter des soutiens populaires de nations entières, qui pourront prendre des formes encore insoupçonnables aujourd’hui.

Claude Reymond (syndicaliste genevois), à Rabouni, 10 novembre 2001