Communauté genevoise d’action syndicale

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La RIE III va accroître les conflits avec l’OCDE

jeudi 2 juin 2016

Dans le cadre d’une récente conférence, Sébastien Guex, professeur d’histoire économique à l’UNIL, a livré son analyse.

par Juliette Müller dans Gauchebdo du 3 juin 2016

« C’est le plus formidable projet fiscal concocté en faveur du patronat, des actionnaires et des dirigeants d’entreprises contre la majorité de la population suisse depuis 1945, voire depuis la Première guerre mondiale ». Sébastien Guex, professeur d’histoire économique à l’Université de Lausanne, ne mâche pas ses mots pour désigner le projet de troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIEIII), que les Chambres fédérales ont ré-empoigné cette semaine. La Suisse, « plus vieux paradis fiscal du monde », met en place depuis longtemps une « concurrence fiscale déloyale vis-à-vis des autres Etats, pour attirer les riches », poursuit-il, n’hésitant pas à qualifier d’« escroquerie » ou de « vol en bande organisée » ces pratiques, qui privent les autres pays de « très substantielles ressources fiscales ».

De ce point de vue, le projet de RIE III, qui s’engage, sous la pression de l’OCDE et de l’UE, à abolir les statuts fiscaux spéciaux dont bénéficient les holdings et sociétés administratives basées en Suisse et réalisant leurs bénéfices à l’étranger, pourrait sembler positif. Suite à l’abolition de leur traitement spécial, les entreprises concernées devraient cependant payer le taux standard d’imposition, ce qui fait craindre à de nombreux observateurs leur départ du pays. Le projet soumis aux Chambres prévoit ainsi une série de nouveaux cadeaux fiscaux (voir encadré) et plusieurs cantons envisagent (ou l’on déjà fait, comme Vaud), de baisser leur taux d’imposition des bénéfices des entreprises. Au final, la Suisse en ressortira encore plus « compétitive » fiscalement qu’elle ne l’était, dénonce Sébastien Guex.

La guerre des chiffres

Mais combien de ces sociétés quitterait véritablement la Suisse si elles devaient payer plus d’impôts, et quel montant cela représenterait-il ? Cette question, qui se situe au centre du débat, fait l’objet d’intenses discussions.

« Un refus de RIE III pourrait coûter 13,5 milliards à la Suisse », titrait ainsi, récemment, un quotidien de la place. Ce chiffre, tiré d’une étude de KPMG, correspond en réalité à une évaluation des recettes totales provenant actuellement des entreprises à statuts spéciaux.

Il inclut les impôts payés par ces entreprises, mais aussi « ceux de leurs employés et les taxes indirectes résultant de la consommation de ces derniers », comme le précise Pascal Broulis dans Le Temps.

Du côté du Conseil Fédéral, les chiffres sont plus nuancés. Dans son message aux Chambres, il souligne ainsi que « les sociétés à statut fiscal spécial offrent des avantages économiques et financiers que l’on peut classer en effets directs, indirect et induit (emplois et recettes créés directement,mais aussi via sous-traitants, salaires des employés, etc..., ndlr) (...).

L’addition de ces effets – telle qu’habituellement pratiquée dans les études d’impact – conduit toutefois à une surestimation des avantages des sociétés à statut fiscal spécial et, partant, des inconvénients qui résulteraient de leur départ à l’étranger ». « Les conséquences indirectes et induites sont très difficiles à quantifier », lit-on également. Enfin, le Conseil fédéral précise que « pour l’impôt fédéral direct, les recettes provenant des sociétés à régime spécial s’élèvent à 3,2 milliards de francs en moyenne pour la période de 2009 à 2011 (3,8 milliards de francs avant la déduction de la part cantonale) ». Ces recettes « ne seraient toutefois pas entièrement perdues, même dans le pire des cas », notamment car avant de quitter le pays, les sociétés pourraient par exemple changer de canton, ce qui « pour l’essentiel, n’aurait pas de conséquences pour la Confédération ». Il conclut tout de même à une diminution des recettes à disposition.

Il est « quasiment exclu » que des entreprises quittent la Suisse Sébastien Guex dénonce justement les prévisions alarmistes et des calculs sur-évalués (notamment via les effets indirects et induits) en termes d’impact, notamment sur l’emploi. Il va même jusqu’à affirmer qu’il est « quasiment exclu » que les entreprises quittent la Suisse pour d’autres pays, soulignant lui aussi que celles-ci pourraient se déplacer vers d’autres cantons. Et de signaler une étude de Peter Baumgarter, ancien directeur de Swissholdings, selon laquelle « seules 10 à 20% des sociétés à statuts spéciaux quitteraient la Suisse, scénario qui ne représenterait pas une perte fiscale mais une hausse, car les autres sociétés payeraient plus ».

« Même dans le cas très improbable où 50% des entreprises quitteraient la Suisse, le solde serait, selon cette étude, positif. C’est seulement avec 80% de départs qu’elle mentionne un déficit de l’ordre de 800 millions », souligne encore le professeur d’histoire économique.

Un coup de fouet à la concurrence entre cantons

Ainsi, pour lui, la réforme présentée aux chambres « ne vise pas à diminuer ou maintenir la compétitivité fiscale de la Suisse, mais à l’accroître. La RIE III ne va pas aplanir les conflits avec l’OCDE ou l’UE mais probablement les augmenter », prédit-il. Le « bateau » ne pourra toutefois pas être exagérément chargé, au risque de provoquer la susceptibilité de l’OCDE. Il anticipe en outre des concessions faites aux cantons, afin d’éviter de cumuler leur opposition à celle du PS. Le « coup de fouet » donné à la concurrence entre ces derniers, risque cependant d’induire une ronde de baisses fiscales, prévient-il. « Par exemple, Berne a annoncé une grande baisse alors qu’il n’abrite à ma connaissance que 5 entreprises à statut spécial ». A moins d’une « reprise vigoureuse de l’économie dans les 10 prochaines années », l’universitaire évalue des pertes d’un montant de 5 milliards à l’horizon 2020. « Des programmes d’austérité extrêmement sévères sont à prévoir », ajoute-t-il.



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