Comité d’organisation du 1er Mai

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Discours Charles Heimberg, Genève, le 1er Mai 2001

pour notre mémoire...

mardi 18 avril 2006 par Claude Reymond

21ème siècle : l’actualité de l’antifascisme

Chers collègues, chers amis, chers camarades,

Nous sommes rassemblés autour d’un monument inauguré il y a moins d’un an pour rendre hommage aux combattants des Brigades internationales. Nous nous trouvons là un Premier mai, jour de la fête des travailleurs, le premier Premier Mai du 21ème siècle. De l’autre côté de cette place, comme vous le savez, se trouve une Pierre commémorative qui ne rappelle pas des faits aussi lointains géographiquement mais un massacre qui se déroula ici même en novembre 1932. Les organisateurs du Premier Mai genevois ont eu la bonne idée d’alterner désormais cette cérémonie matinale entre les deux lieux de mémoire : les années impaires devant la statue pour les brigadistes, les années paires devant la Pierre du 9 novembre. J’aimerais donc évoquer rapidement ce qui les rassemble.

La Guerre d’Espagne au cœur de la brutalisation du court vingtième siècle

Des deux côtés de cette place, c’est un phénomène majeur et central du 20ème siècle qui est rappelé à notre mémoire, le fascisme et ses conséquences terriblement sanguinaires. C’était bien le fascisme, en effet, que les quelque six-cent Suisses engagés dans les Brigades internationales avaient décidé d’aller combattre, au péril de leur vie. Et c’est bien en protestant contre le fascisme, qui allait s’en prendre à un député et militant socialiste genevois d’origine juive au cours d’un haineux rassemblement dans la Salle communale de Plainpalais, que des manifestants genevois ont péri sous le feu d’une armée qui n’avait rien à faire là.

L’impressionnante brutalité du 20ème siècle avait déjà surgi au fond des tranchées de la Première Guerre mondiale. Cette grande boucherie frappa une génération entière, ce fut aussi la première guerre totale qui fit entrer l’humanité dans un degré de violence qu’elle n’avait encore jamais connu. Cette guerre atroce et cette violence inouïe ont inauguré ce que l’historien John Hobsbawm a désigné comme le court 20ème siècle, une période qui a pris fin selon lui il y a déjà quelques années, avec l’éclatement de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide.

Mais si la Grande Guerre a marqué l’entrée dans la brutalisation de la société, c’est bien l’Espagne, avant même les Accords de Munich, qui a constitué la grande épreuve de vérité avant que le monde bascule vraiment dans la barbarie. Si vous ne savez pas ce qu’a été la Guerre d’Espagne, disait l’écrivain italien Leonardo Sciascia, « vous ne comprendrez jamais rien du fascisme, du communisme, de la religion, de l’homme, vous ne comprendrez jamais rien parce que toutes les erreurs et toutes les espérances du monde se sont rencontrées dans cette guerre ». A cela, il faudrait encore ajouter que la guerre civile devait surtout marquer l’abandon de la République espagnole par les démocraties voisines, l’immense retard avec lequel elles se sont finalement décidées à combattre les fascismes. Ce retard, il faut le rappeler aujourd’hui, a été surtout dû à l’influence décisive de milieux bourgeois et conservateurs qui étaient préoccupés avant toute chose par leur crainte de l’Union soviétique.

C’est justement cette réticence à combattre les fascismes, au-delà de l’hommage à des combattants et à des victimes, qui rassemble la Pierre du 9 novembre et le monument pour les brigadistes. Tous les deux à leur manière, ils symbolisent en effet l’attitude de grande compréhension dont ont fait preuve les autorités de ce pays à l’égard de leurs voisins fascistes et national-socialistes, mais aussi à l’égard des sinistres éléments helvétiques de la peste noire. Le peuple genevois descendu dans la rue et les brigadistes engagés en Espagne combattaient tous le fascisme. Et ils ont dû, pour cela, essuyer le feu de l’armée ou affronter les tribunaux suisses. Les développements récents de l’histoire nous ont en plus montré que cette armée n’avait pas joué un rôle significatif dans le fait que la Suisse n’ait pas été envahie par l’Allemagne nazie au cours du second conflit mondial. Et permettez-moi d’ajouter que si nous avons aujourd’hui une leçon à en tirer, ce n’est certainement pas d’envoyer cette armée redorer son blason, qui en a certes bien besoin, pour qu’elle aille soi-disant défendre, de par le monde et les armes à la main, des valeurs démocratiques qu’elle n’a pas su défendre quand cela était nécessaire et qu’elle ne saurait par conséquent incarner.

La criminalisation des brigadistes suisses

Ce pays, la Suisse, qui avait montré tant de zèle et tant d’empressement à reconnaître en premier le régime franquiste allait donc criminaliser, à la fin de la guerre civile, ceux de ses ressortissants qui avaient eu le courage d’aller en Espagne pour défendre la démocratie en affrontant le camp des fascismes. Sous prétexte qu’ils auraient servi une armée étrangère ou qu’ils auraient abandonné l’armée suisse, ces hommes ont en effet été honteusement condamnés par les tribunaux helvétiques et jamais réhabilités. « Rien ne nous a empêchés de nous présenter devant les juges, d’écouter avec fermeté la condamnation et de sortir de prison la tête haute », disait ici même l’un d’entre eux, Eolo Morenzoni, le 17 juin dernier, lors de l’inauguration du monument. Mais quand on sait ce qu’a été le degré de complaisance dont les autorités et les dirigeants helvétiques ont fait preuve à l’égard du national-socialisme, cette criminalisation des brigadistes apparaît d’autant plus scandaleuse. Et il me paraît nécessaire, aujourd’hui, de renouveler un appel et un combat qui est déjà mené depuis plusieurs années par quelques parlementaires pour que nos amis brigadistes soient enfin pleinement réhabilités et trouvent la reconnaissance qu’ils méritent.

Les fascismes et l’antifascisme

Pour comprendre ce qu’a été le fascisme, il vaut la peine de lire le journal récemment traduit de Victor Klemperer, un professeur d’origine juive, un bourgeois qui n’était pas proche de la gauche, mais dont le récit décrit bien la barbarie quotidienne sous le national-socialisme. Sous l’effet pernicieux d’une propagande de tous les jours, le fascisme est un processus terrible, une lente dérive vers l’horreur. Il a finalement abouti à la Shoah, c’est-à-dire à la plus gigantesque et systématique destruction humaine de masse que l’histoire ait connue. Mais le fascisme, ce fut d’emblée un régime de coercition et de terreur dirigé contre le mouvement ouvrier. Et ce fut toujours une idéologie de haine, un déchaînement barbare contre des boucs émissaires soigneusement désignés.

En général, les historiens n’aiment pas mettre tout sur le même plan et ils distinguent plusieurs types de fascismes. Par exemple, lorsqu’ils évoquent Le Pen et le Front national français, ils parlent plutôt de national-populisme. Ces distinctions sont importantes, elles ont un sens du point de vue de la précision historique et pour bien inscrire les phénomènes en question dans leur contexte. Mais elles ne doivent pas entraîner de banalisation. Tous ces mouvements ont en effet des points communs inquiétants - notamment leur haine des syndicats et du mouvement ouvrier, leur racisme, leur antisémitisme ou leur xénophobie - et il est donc pertinent, du point de vue de la défense de la démocratie, de les associer aussi sous un terme général qui dénonce leur logique commune et les dangers qu’ils incarnent. D’ailleurs, l’existence de ces multiples formes de fascismes dans des situations et dans des contextes historiques fort différents devrait surtout nous inspirer un antifascisme déterminé, aussi déterminé que celui qui caractérisait déjà les manifestants genevois de 1932 et les brigadistes, mais bien sûr adapté aux réalités d’aujourd’hui. S’il fallait préciser les contenus d’un antifascisme du 21ème siècle, on pourrait les décrire de la manière suivante :

  • il devrait tout d’abord être nourri par la mémoire des défaites passées de la démocratie et le souvenir de ceux qui l’ont défendue ici et ailleurs ;
  • il devrait ensuite être marqué quotidiennement par des pratiques militantes, citoyennes, associatives, dans le cadre d’une démocratie qui soit vécue davantage comme un engagement que comme une délégation ;
  • il devrait surtout mettre en valeur dans la société la nécessité du débat, du pluralisme, de la prise en considération de divergences, de conflits potentiels qui ne devraient plus être systématiquement noyés dans la recherche d’un consensus permanent qui cache mal la négation de certains droits.
Inquiétudes pour l’avenir

En Suisse et à Genève, ceux qui sont attachés à la démocratie devraient craindre la montée d’un parti populiste, démagogique et dangereux, qui participe au gouvernement fédéral et menace une partie de la population par des propos haineux et une politique très antisociale. Il est donc de la responsabilité du mouvement syndical et de toute la gauche de dénoncer et de combattre la logique de discrimination et les tendances racistes de l’UDC afin d’éviter qu’elle n’entre au Grand Conseil genevois cet automne. En Italie, un multimillionnaire possédant l’essentiel des moyens d’information, et ne se privant pas de les plier à sa botte au service d’une propagande vulgaire et permanente, pourrait bien défendre ses intérêts privés depuis un fauteuil de premier ministre qui lui est promis par les sondages. Berlusconi, dont il existe aussi un clone zurichois, s’en prend aux étrangers, au Mezzogiorno et aux travailleurs avec ses alliés de la Lega, du néo-fascisme recyclé en droite autoritaire, et même du néo-fascisme pur et dur. Et cette Italie où le fascisme avait déjà fait sa première apparition dans les années vingt pourrait bien inventer le nouveau Big Brother du 21ème siècle si le désastre annoncé pour le 13 mai devait se confirmer.

Ces éléments d’actualité devraient nous rappeler constamment la nécessité de cultiver la mémoire du mouvement ouvrier et de permettre la construction de sa propre histoire. J’aimerais donc conclure mes propos sur la nécessité de mieux connaître et de mieux faire connaître cette histoire. De prendre en considération l’histoire de ces Suisses et de ces militants qui ont organisé la solidarité, parfois en dehors de la légalité, mais jamais de manière illégitime. Et toujours en rupture avec l’attitude des autorités, pendant la Guerre d’Espagne ou à l’égard des réfugiés de la Seconde Guerre mondiale. Il ne faudrait pas laisser oublier, par exemple, que l’ignoble Géo Oltramare avait un frère, André, qui était pleinement engagé dans la solidarité avec la République espagnole. Il ne faudrait pas laisser oublier un Paul Grüninger et la manière honteuse dont il a été traité après coup, et pendant longtemps. Il faudrait surtout que le mouvement syndical et les partis de gauche s’interrogent sur leur propre histoire, sur leur propre attitude pendant ces années sombres, fassent mieux connaître les actes de résistance ou de solidarité qui ont eu lieu et sensibilisent toujours plus leurs membres à la nécessité de lutter contre toutes les formes de racisme et d’appels à discrimination, qu’il s’agisse d’antisémitisme ou de xénophobie. C’est ainsi, à travers nos combats d’aujourd’hui pour la solidarité et contre l’exclusion, pour les droits de tous les habitants et de tous les salariés de la cité, contre tout esprit de fermeture, que nous pourrons le mieux rendre hommage, finalement, aux victimes du 9 novembre 1932 et aux brigadistes de la Guerre d’Espagne.

Charles Heimberg, Genève, le 1er Mai 2001